Le Chant de la terre
Est-ce un tracé ? Un graphisme ? Une réminiscence ? Tibari Kantour ne nous donne rien a voir Les limites, infinissables et indéfinissables, ne semblent nullement, a priori, dans Le désir de déterminer un sens ou, simplement, du sens. Tout est murmure, suggestion. A croire que l’artiste se loge derrière l’art, dans cette zone indicible où l’errance créatrice va entrer en communication, non pas avec l’œil, même le plus éduqué, le plus averti, mais avec notre âme. C’est la pourrait-on dire son lieu de parole, le lieu d’où il nous donne a entendre quelque chose. L’âme, impulsée par une nécessité intérieure dont la volonté, irrépressible bien que tout en silence, va non pas percer la toile du monde mais la faire vibrer afin de lui faire dire la tension extrême qui se ioue entre le dit et le non-dit. Kalima ; mot- phrase-discours mais aussi, au creux de la langue arabe, dans son giron, une blessure.
L’art de Beethoven est-il de l’ordre du pensable ? La surdité peut-elle faire vibrer l’énergie des univers et les organiser en sons qui restituent en nous notre part de divinité sur terre ?
Pourtant quoi de plus vrai, quoi de plus puissant !
Si l’œil écoute, la méditation nous enseigne que l’oreille voit. Certes !
Or la palpation de l’art, sa perception créatrice, n’appartiendrait-elle pas plutôt a autre chose qu’a nos organes sensitifs ? Sans entrer dans les méandres glissants de la psychologie et des principes classiques de la sublimation, l’envie me tente de soutenir que la défaillance d’un de nos sens est chaque fois la preuve, supplémentaire s’il en faut, que l’art procède d’ailleurs.
Lorsque a l’âge de 14 ans Tibari Kantour est frappé de surdité, plutôt que d’habiter et de subir la perte en lui, il entame une longue expérience intérieure.
Voir le monde c’est l’entendre a travers un long cheminement vers soi. Il erre alors, non pas a la recherche d’une chose précise a retrouver mais pour aller a l’écoute de l’origine des choses et les entendre par leurs voix propres, qui ne relèvent pas de la sensorialité ou, pour le moins, pas seulement.
Entendre est un pont entre soi et le monde. Un entre-monde qui en s’effaçant, en s’abolissant, insuffle â l’être un peu de la perception, évolutive quoique innommable, de l’essence.
C’est ce possible naissant de la perception que la peinture, cette saisie du monde par un œil intérieur, va faire affleurer a la surface.
Tibari Kantour invente son propre support; il crée et fabrique son papier qui devient le lieu singulier d’une mémoire tissée par les fils invisibles d’une expérience particulière. il s’invente une nouvelle trame du monde. Mais aussi des affects. Il crée et imagine des nouveaux codes de perception émanant d’une intériorité éprouvée et donc éveillée. D’autres chemins, d’autres sillons viendront arracher leur existence à la putréfaction des palmes.
Bananes et autres humus. Lavées a grandes eaux et séchés, ces nourritures terrestres dialogueront avec l’homme. Avec l’être. Devenues papier. Elles se font réceptacle de la mémoire des hommes mais aussi de leur oubli.
Le papier l Peut-être une des plus belles ruses de Dieu ; lorsque a la cime des civilisations notre sophistication nous laisse entendre que nous sommes enfin libérés de la nature, c’est encore la terre, l’eau et les forets qui accueillent nos illusions et, généreusement, permettent l’écriture de nos vies.
Le Papier ! Quelle plus belle allégeance la nature pouvait-elle faire a l’homme ?
C’est au creux de ce mystère que bruisse l’art de Tibari Kantour. C’est cela que nous conte et nous raconte sa poétique.
De la trame du papier a la trame de soi, dans le tremblé fragile et incessant de la matière et de la poésie du sens, quelque chose de l’essence, un brun d’essentialité, cristallisé autour de la couleur ocre, nous prévient de l’immanence de son éclosion. Du vibré du papier, de ses excroissances et ses boursouflures, comme l’enfant vient a la vie. Cette couleur. De terre et de feu, ramassée sur elle-même, se fait tantôt braise tantôt poignée de flamme et, plutôt que de jaillir, affleure a la vie a travers le souffle apaisé du papier.
je l’entends encore, a la cité des arts de Paris lorsque, désireux de se concentrer sur son travail, il retire son appareil auditif et me dit dans une expression a la fois de douleur et de dégoût :
« Ddajij. al-araj al-araj. » Devant mon étonnement il m’explique: 4: Les bruits ne sont pas distincts. le n’entends que du bruit ; qu’un chien aboie, qu’un enfant pleure ou que quelqu’un joue du piano, c’est le même bruit. C’est plus dur que de ne rien entendre. Sl l’avais su, jamais je n’aurais accepté de me faire opérer. Ces bruits me font peur je passe mon temps a sursauter. Pour travailler j’ai besoin d’être tranquille. >>
Du bruit a l’état brut ! Voila ce que la science moderne semble avoir << entendu » du chant du monde, de sa grace !
Ce chant, Tibari Kantour nous restitue un peu de son secret. Plutôt que de s’entendre, il va par la puissance de son amitié avec le silence, faire signe a la profondeur du sens, interpeller sa réalité première et primordiale, celle d’avant la parole, celle d’avant le bruit.
Ecoutons, dans l’humilité et le respect des choses premières, le chant d’une ôme, tissé sur une toile de lin et de coton.
Raiae Benchemsi
Ecrivain critique d’art