Tibari Kantour, l’enchanteur
C’est un enchantement au sens fort du mot. Une invitation au voyage. Ces paysages flamboyants, de rouge incendiaire, d’or- solaire, travaillés tourmentés de traces, de signes jouant sur toute une gamme de nuances du noir au blanc dans la transparence. Paysages d’évasion vers un ciel habité aussi de signes mystérieux. Paysages ou l’imaginaire règne, ou la sensation offre l’émotion rare d’un réel invisible. C’est une éclatante confirmation des virtualités propres au papier, dont Tibari a su élaborer, au prix de difficultés en apparence insurmontables la technique de fabrication jusque et y compris la fabrication des machines et appareils pour ce faire. Même quand il prend pour support la toile, comme c’est le cas pour les travaux exposés à Bab Rouah, sa technique n’a pas changé pour autant et donc il s’agit d’un retour à la peinture classique. Autre nouveauté, si je puis dire, Tibari, pour se mesurer à l’imposante grandeur de Bab Rouah est passé à la grande dimension. J’ai pensé qu’à l’occasion de cette exposition si riche à bien des égards, il fallait apporter quelque nouveau-né, à savoir donner la parole au peintre, donc à Tibari Kantour. Il est temps d’en finir avec des fâcheuses habitudes. La critique confisque la parole comme si le peintre n’existait pas et que, si d’aventure, il aurait été autorisé à parler, ce qu’il pourrait dire est sans valeur, seule le critique sait et juge. Nous avons réalisé en enregistré un entretien de plus d’une heure. J’ai soumis à Tibari des questions par écrit, puisque malheureusement il y a le handicap de sa surdité. En voici la substance. J’ai retranscrit les propres paroles de Tibari, telles qu’elles ont été enregistrées, moyennant quelques modifications.
E.A.: On aimerait savoir comment est née cette passion pour le papier et son évolution.
T.K.: Quand j’étais étudiant à l’école des Beaux Arts, j’ai travaillé la peinture. Ma formation c’est d’abord la peinture. Après avoir obtenu mon diplôme et une bourse pour l’étranger, je suis allé en Belgique et je me suis inscrit à l’Ecole de Liège puis Bruxelles et Mons. C’était une école où on travaillait individuellement. Par chance j’avais un professeur qui travaillait le papier. Quand j’ai découvert à l’école de Mons que je pouvais faire mon papier moi-même, c’était une grande solution, car je pouvais obtenir un papier d’une épaisseur pour la gravure que je ne trouvais pas dans le commerce. J’ai donc commencé à travailler par moi-même et alors j’ai pu contrôler l’épaisseur de ce papier. Au commencement, c’était pour en faire un support pour mes gravures. Mais en travaillant la matière, j’ai découvert que le papier au lieu d’être un support de l’oeuvre d’art, pouvait être l’oeuvre d’art lui-même. Alors je m’y suis beaucoup intéressé, j’ai commencé à étudier les techniques, la fabrication, l’histoire, ce sont les chinois qui ont inventé le papier, et ça m’a beaucoup passionné…
E.A. : Parlons maintenant de ton retour au pays de Sidi Maachou. C’est là que désormais tu vis et tu travailles. C’est presque le roman d’une vie. Au fil des années, j’ai eu le privilège d’assister et de voir comment peu à peu, avec très peu de moyens, tu as réussi à édifier des ateliers, aménagé ta maison d’une modeste simplicité. Comment, déployant des prodiges d’ingéniosité tu as pu remplacer les machines introuvables sur le marché, fabriquer enfin toute cette installation de machines et d’appareils nécessaires à la fabrication du papier. Ces détails ne doivent pas faire perdre de vue que c’est là une partie de ton travail de création artistique. Mais l’essentiel de ce qui se respire se voit et nous imprègne quand on est chez toi, c’est, par une sorte d’alchimie, entre toi et Sidi Maachou, cette terre nue, aride, habitée d’un immense silence, d’énergie formidable en ses entrailles, une poésie inouïe, entre vous deux des accords rythment les jours, le temps et l’espace.
T.K. : Quand je suis revenu, je me suis installé à Sidi Maachou ou il n’y avait qu’une petite maison entourée de champs que j’avais reçu en héritage. Il y avait beaucoup de problèmes à surmonter, en ce lieu isolé, sans électricité, ça été vraiment difficile. Les machines, comme cette pile hollandaise sont introuvables sur le marché. J’ai du alors fabriquer, bricoler tout ce matériel. Je prends la pâte à papier obtenue à partir du bois d’eucalyptus, c’est tellement dur à travailler. Il y a l’usine, mais moi je fais mes machines, mon papier. J’exprime ma pensée avec la matière. Les gens croient que je suis un technicien du papier. C’est faux. Mes connaissances sur le papier sont limitées. J e voudrais faire un stage au Japon, en Chine afin que je puisse parfaire mes connaissances profondément sur cette technique. C’est pour cela que j’ai comme projet de créer une association « Le Moulin à Papier » On peut ainsi aider des artisans, des artistes à créer de petits ateliers pour la fabrication du papier.
E.A. : A Bab Rouah, on pourra voir des oeuvres réalisées sur toile, alternant avec le papier. Est-ce un retour vers la peinture ?
T.K. : Si je travaille maintenant sur la toile aussi, ce n’est pas un retour à la peinture classique (note: sa technique reste la même sans recours à l’emploi des couleurs pour la composition sur papier comme sur toile.) Quand je travaille le papier et que j’ai des difficultés, j’arrête un peu le papier et je travaille sur toile. C’est très différent, mais j’aime bien aussi. Parce que cette différence fait bien les choses. Parfois ci, parfois là. Ensuite, avec la toile je peux faire de grands formats qu’on verra à Bab Rouah. J’aime bien le gigantesque, maintenant que j’ai une grande préférence pour la toile, il y a la transparence, parce que je ne travaille pas directement dessus, comme pour la peinture classique. J e travaille des monotypes sur des papiers de soie et puis je maroufle sur la toile, avec l’acrylique. Le résultat c’est la transparence qu’on peut obtenir avec la peinture classique. Pour la papier, c’est la blancheur de la pâte et la possibilité d’avoir des empreintes, le relief, le moulage, et beaucoup de choses. Le monotype, c’est une technique d’impression, de gravure que je travaille. Cette technique me permet de travailler pour le papier ou pour la toile. Pour la toile, je travaille sur du papier de soie très fin, très difficile à travailler, très fragile. Avec l’expérience, j’arrive à ne pas le déchirer même pour les grands formats. Et pour le papier je fais à peu près la même chose.
E.A. A l’âge de 14 ans, à la suite probablement d’une méningite, tu as été atteint de surdité, tout en conservant, grâce à Dieu, l’usage de la parole. Te refusant à être cet adolescent mutilé en quelque sorte, perdu dans l’anonymat, tu as relevé le défi, pour être aujourd’hui un grand artiste, un peintre reconnu parmi les valeurs sûres de la peinture et de la culture de notre pays. C’est un exemple admirable. Je le redis. Permets-moi de te demander comment tu vis cette situation ?
T.K. Oui, Après cette infection grave et ses conséquences, je me suis accroché. Ce serait long à raconter. J’ai commencé très tôt à aller voir des expositions. J’ai découvert les peintres, les artistes. J’ai appris à regarder les visages, les paysages puis comme vous le savez, il y eu tout le cycle de ma formation ici et en Belgique. Vous me posez la question à propos de l’opération « d’implantation » que j’ai subie à Paris, il y’a quelques années. Je ne peux pas dire que ce la a vraiment réussi. Quand je branche l’appareil j’entends beaucoup de bruits, mais je n’arrive pas à distinguer les paroles comme cela aurait dû être; alors j’enlève l’appareil, je travaille dans le silence comme avant, c’est mieux; je chante dans ma tête. Cela m’aide beaucoup. C’est pas vraiment des chansons, mais c’est quelque chose de très personnel, je ne peux le dire à haute voix, mais bon il faut pouvoir dire quelque chose, mais ça peut intervenir dans mon travail de création. Vous demandez si je suis gêné quand je suis avec des amis et que je n’entends pas la conversation. Non, quand je suis avec des amis, cela va, à condition qu’il n’y ait pas plus de trois personnes. Sinon, surtout quand il y a des gens que je ne connais pas, je suis un peu sur la touche, je suis habitué, je suis patient. Parfois cela me gêne Je me dis que c’est dommage de ne pas me faire participer à la conversation. J’ai beaucoup à dire’ mais parfois on ne le sait pas. Avec ma fille Kenza, c’est le grand bonheur. Malgré son tout jeune âge, 4 ans, elle arrive à communiquer, je la comprends parfaitement et donc nous nous parlons; elle reconnaît ma peinture même quand il s’agit de reproductions.
Il est une question d’une importance déterminante que nous avons abordée au cours de notre conversation. Elle aurait mérité d’être plus longuement développée, compte tenu des réponses de Tibari à cette question centrale. Des réponses pertinentes, réfléchies, éclairées par des références constantes à l’évolution de son travail de création artistique. Dans le brouhaha des vernissages, au milieu des embrassades, des congratulations, le thé et les gâteaux, on pourrait parier que l’oeuvre peinte, les toiles exposées, la peinture pour elle-même disparaissent au prix d’un regard, d’un parcours superficiel. Cette myopie courante se termine en jugement sans appel: on dira rien de nouveau sous le soleil de Bab Rouah. Or, et Tibari pose la question avec véhémence, c’est quoi le changement ? sauter d’une technique à l’autre pour donner l’illusion du nouveau, être aveugle à l’évolution, vivante de l’oeuvre, les tensions, de la recherche, avec nuances infimes, subtiles, ses retournements, ses échecs. Et pourtant, c’est le secret, le coeur intime de la créativité. Voir la peinture, s’y arrêter longuement, la méditer, ce n’est pas un exercice intellectuel. Il n’y a là aucune clé, aucune recette. C’est sous le signe de l’incertitude, d’une certaine grâce chercher à s’ouvrir un chemin, établir avec le tableau qui s’offre à vous, une relation vivante et cette étincelle d’une émotion singulière, faite de plaisir et d’un enrichissement particulier.
E.A. El Maleh
Rabat, le 12 Décembre 2005
كنتور بين إكراهات التقنية ورحابة السند
لم يكن اهتمام الفنان التيباري كنتور بالسند كأولوية من باب المغامرة فقط، بل مجازفة حقيقية لاكتشاف تقنية إضافية لإثراء وإغناء مشروعه الفني، الذي يقتسمه في شموليته بين أسرار حرفية وأخرى موضوعية، كان له السبق في الإعلان عن تناولها والاهتمام بتفاصيلها، بجرأة تجاوزت حدود النمطية المستلهكة والخاضعة لرغبة المقتني، حيث عمل في مشروعه على الإنصات لحسه المرهف الغارق في دائرة سكونه الداخلي، وملكيته الإبداعية، ليثير الانتباه لأهمية و نوعية اشتغاله، بحكمها عملية رائدة لإعادة تأهيل الورق، فكانت تجربته تنحو لبعدين أساسيين، حيث تستمد أشكالها بما يمليه السند، من أفكار وإمكانيات، لتصب فيه عن طريق وسيط يتم تحضيره بعناية فائقة ليستجيب لمتطلبات الفكرة الأساسية التي يريد الفنان « كنتور » معالجتها، فكان كل عمل يختلف عن الآخر، ويتفرد بمقومات تجعل منه نسخة فريدة لا تشبهها باقي الرشمات، التي تتعرض لضغط آلة الاستنساخ، Presse de gravure، فيخرج العمل بهذا من دائرة التكرار المبتذل، لعملية إبداعية بأسئلة حول الهدف العميق للفنان، والخروج بهذه التقنية القديمة والعريقة، من نمط تاريخي كان ولا زال متداولا، لمرحلة حداثية كسرت الطرق المطبخية المتداولة في التعامل مع الأسندة الأولية (الزنك، النحاس..)، التي يتم تهييؤها في المرحلة الأولى، بالأحماض لحفر الأشكال التي يرسم الفنان فوقها، قبل أن تنعكس على سناد الورق بصفة نهائية.
إن تجربة الفنان كنتور، تجربة تركيبية اعتمدت في تكوينها على بناء رمزي للأشكال التجريدية، ضمن نسق تشخيصي في نفس الآن، يحيل على مشاهد من الطبيعة يصعب تحديدها، مع اختزال الألوان وتحديدها في ملون بني بتدرجاته إلى جانب الأحمر الفاقع، الذي اتخذ مواقع متعددة ومختلفة مكتسحا مساحة الورق، هذه المساحة التي تجاوزت حدود القياسات العادية لعملية الحفر، بعد التدخل الجسدي للفنان أثناء الاشتغال بطريقة حركية، رغبة منه في إدماج عناصر يدوية إضافية إلى جانب الأشكال الكرافيكية، التي تم طباعتها لتحقيق التوازنات الجمالية، التي يختزنها الورق وإدراكه المبكر بأهميته كسند، عمل على صناعته ليستجيب لمتطلبات الفكرة المكونة لمشروعه الإبداعي.
شفيق الزكاري
Saad Tazi
Parler d’art, c’est parler de l’intention du geste. C’est également parler d’un univers singulier indissociable de son auteur. Le médium, s’il est secondaire nécessite une maîtrise à la fois technique et esthétique. Pourtant, le choix du support reste important, puisque c’est lui qui permet à l’idée de s’exprimer au mieux.
L’œuvre de Tibari Kantour respire l’espace dans lequel il vit et travaille. Se soumettre à l’horizon qui lui fait face chaque jour, se laisser imprégner par le vent frais qui circule entre les arbres, laisser son regard flotter sans obstacle et la quiétude des lieux prendre possession de soi loin du tumulte de la ville. Tout cela se retrouve par bribes, tantôt sur une toile, tantôt dans la texture d’un papier ou encore dans le volume de l’argile et la douce lueur de la céramique.
Lui rendre visite est un plaisir. Le visiteur repart, tous sens rassasiés par la générosité du maître des lieux qui s’active d’un atelier à l’autre, sans omettre le passage obligé par la cuisine et le moment de partage autour d’une table à l’image du reste, simple et authentique.
Les ateliers de Sidi Maachou sont spacieux et clairs. La lumière entre de tous les côtés. Partout des outils, pour la plupart confectionnés par l’artiste lui-même, qui sont autant de réponses aux questions qui surgissent pendant la phase de création. Mais le plus important, c’est cette atmosphère particulière qui ressemble à celle d’une ruche habitée par une seule abeille qui occuperait tous les postes. Bruits de pas, de machines qui se mêlent à la respiration de l’artiste absorbé par ses multiples tâches, on comprend qu’il se passe quelque chose de particulier avec une dimension quasi-mystique. Kantour se déplace d’un point à l’autre dans un ballet dont lui seul connaît la chorégraphie. La pulpe est brassée dans un coin, coulée sur une table aux dimensions respectables qui laisse s’échapper l’eau à travers un filet ingénieusement tendu sur le plan de travail et voilà la première forme de ce papier qui sera ensuite travaillé pour lui donner son relief et ses couleurs.
Dans un coin, du papier de soie chiffonné, portant plusieurs couleurs, servira à maroufler les toiles selon l’inspiration du maitre des lieux.
Un peu plus loin, l’atelier de céramique avec ses fours, ses oxydes aux noms de voyages lointains. Dans le bâtiment attenant, un atelier de menuiserie fait face à celui de gravure et à la réserve où se reposent les œuvres dans un silence monacal avant de se soumettre au regard et aux mots des amateurs d’art.
Les ateliers de Sidi Maachou font aussi partie de l’œuvre de Tibari Kantour. Ils imprègnent son travail autant que ce dernier les façonne. Rien n’est dû au hasard.
Parler d’art, c’est aussi, qu’on le veuille ou non, parler de sens, ce qui rejoint partiellement la question de l’intention première.
Si le public a besoin de l’artiste, l’inverse n’est pas vrai. Il n’y a de création avérée que de la part de celui ou celle qui a quelque chose à exprimer et à partager. Cela suppose donc un questionnement permanent, un dialogue dont les éclats retombent sur la toile ou le support choisi.
En regardant travailler Tibari Kantour, en l’écoutant évoquer les différents matériaux qu’il soumet à sa volonté, l’évidence voudrait qu’on le qualifie d’artiste pluridisciplinaire. Mais sans être fausse cette assertion mérite d’être nuancée.
Qu’il s’agisse des différentes pulpes qu’il transforme en papier précieux, de peintures à la palette si caractéristique ou encore de céramique, Kantour ne passe pas d’un registre à un autre comme on passerait d’un sujet à un autre. Au contraire. C’est le chemin de vie d’un homme qui a consacré toute son existence à la recherche de la beauté, à l’édification d’un espace où convergeraient les énergies positives de l’artiste et des personnes sensibles à son art. Ses mots sont de papier, de pigments, de toile et d’argile. Et c’est avec la liberté, la douleur, la soif, le doute et le désir de celui qui cherche la vérité, une vérité, sa vérité, peu importe, qu’il nous questionne sur la place de l’Homme dans l’univers.
L’Art est une quête avant d’être une marchandise. Il tente de poser des questions et d’apporter parfois des pistes de réponses sous forme d’ellipses ou de propositions. Une œuvre est donc toujours l’amorce ou l’invitation à la discussion.
Pour cette exposition, le choix des œuvres répond à la dynamique du lieu, mais s’inscrit dans la continuité du chemin que l’artiste se fraie à coup de brosses et d’outils pour approfondir la connaissance de soi, c’est-à-dire la question fondamentale de la vie.
A l’image des orfèvres qui utilisent la puissance du feu et le poids du marteau pour ciseler les plus fins et les plus délicats bijoux, Kantour fait chauffer le zinc dans une technique qui lui est propre pour obtenir des gravures où la cendre répond à la couleur, où les signes écrivent des phrases sans mots et où la chaleur des couleurs renvoie au tempérament de leur auteur.
Les motifs mystérieux et les couleurs se transportent allègrement des peintures marouflées sur toile au papier sculpté ou encore aux céramiques comme pour sonder les possibilités d’un monde qui refuse de se livrer sans effort.
Quel que soit le support choisi, il existe un lien que l’on pourrait qualifier de style personnel de l’artiste reconnaissable entre tous. Ce qui change, c’est l’écho de la matière. Un même trait, une même couleur, appliqués sur du papier de soie, coulés dans la texture même du papier ou sur une feuille d’argile n’expriment pas la même chose. Les mots de l’alphabet de Tibari Kantour peuvent se décliner en une multitude de combinaisons qui donnent à leur tour autant de poèmes pour les yeux.
Ce qui reste, une fois que l’œuvre est terminée, quand elle est accrochée et qu’elle invite au dialogue celui ou celle qui la regarde, c’est l’émotion, c’est la beauté et c’est cette ouverture sur le monde singulier d’un artiste singulier.
Saad Tazi
Voyage sur les sentiers de la création avec Tîbari Kantour
‘ je propose a chacun l’ouverture des trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle lorsque tout a coup et pour la première fois sont mis à jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouis ‘
Francis Ponge
C’est à Rabat dans la maison de Pauline de Maziéres (sa galerie » l’Atelier » lut la première à monter le travail de cet artiste en novembre 1989 après son long séjour en Belgique que j’ai découvert “mon” premier Tibari Kantaur : un petit carré de papier dans les camaïeux roses dégradés, orné de trais points rouges rappelant les ornements des poteries de Fès : feuille humble, mouvante, essentielle.
[exposition que lui a consacre mon collègue de l’institut Français de Casablanca, Jean-François Marguerin, m’a confirmé l’intense poésie de cette œuvre subtile, le rapport intime de l’artiste avec un matériau épousé, labouré, transformé, l’enchantement d’une palette douce et joyeuse, où les pourpres et les jaunes d’or célèbrent la vie dans sa dimension la plus spirituelle.
Des signes ou écritures esquissées zèbrent parfois l’espace coloré où transparaissent le veinures d’une feuille a demi broyée.
On sent sourdre la sève des arbres dans ces œuvres sur lesquelles flatte un parfum d’humus, d’épices, et de mousses blondes. Et parler de l’arbre, c’est parler de l’homme dans sa globalité, de son rapporta la nature, de sa pensée poétique et mythologique, de sa capacité à créer et à nous enchanter.
Ainsi est née l’idée de confier à Tibari Kantour le projet d’une exposition dédiée à l’arbre, à l’occasion d’une visite ò Sidi Maachou, lieu austère et sans concession où travaille l’artiste.
Nous avions gagné ce lieu par des chemins cabossés et battus par le vent froid de l’Atlantique proche. Les nuages vagabondaient dans un ciel chargé d’humidité. La voiture zigzaguait, dansait sur la route au fil des paroles et des rires légers de Tibari.
C’est ici a Sidi Maachou que l’on comprend mieux le combat obstiné de l’artiste avec la matière dont il extrait ces grandes feuilles souples, grumeleuses, striées par la pulpe du bois. Car Tibari Kantour fabrique lui même les supports de ses rêves éveillés : cuves, étendoirs, presse, séchoir, lourds maillets en bais de pin sont ses premiers compagnons d’aventure dans le processus artisanal qui précède la recherche artistique.
Du levage des feuilles, a la mise en couleurs et en espace, cette connivence, cette maîtrise d’un savoir faire donnent ainsi ò l’œuvre de Tibari Kantour un côté tactile, mais aussi une complétude liée à la proximité de la main et de l’esprit.
C’est la aussi, dans ces murs chaulés, exposés aux intempéries et ouverts à l’infini de l’horizon que l’on touche à l’extrême solitude dans laquelle Tibari Kantour explore un monde imaginaire, secret, qui s’épanouit en grands aplats de couleurs dans l’espace du papier aux frontières ondulantes.
Impression devant ces œuvres d’être à l’aube des premiers matins du monde, dans cette lumière lisse comme l’eau, cette eau essentielle pour l’élaboration du papier.
Poésie portée à son incandescence : René Char eut aimé cet artiste en quête permanente d’un univers enfoui, mystérieux, qu’il nous restitue avec tendresse et précaution.
» Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, écrivait le poète, exactement sur la ligne hermétique de partage de l’ombre et de la lumière « .
C’est sur ce seuil que nous porte le travail de Tibari Kantour.
Les racines et l’arbre, la terre et le ciel, le papier et la peau, le dit et l’indicible, le clair et l’obscur, tout est dans cette œuvre qui invite au voyage intérieur, au-delà des conventions artistiques et culturelles.
Merci Tibari Kantour d’avoir accepté de venir a Marrakech avec ces œuvres spécialement conçues pour elle.
Car l’arbre ici, dans ce désert qui s’écoule au pied du Haut Atlas, est devenu trop rare, humilié par l’homme pressé et insouciant. Il fallait rendre a l’arbre sa beauté et sa nécessité et qui d’autre qu’un artiste pouvait mieux le faire que vous ?
Merci aussi d’être venu avec vos étranges machines à broyer, malaxer, étirer cette matière première qui constitue le support de votre travail : occasion unique pour les marrakchis d’entrer avec votre complicité dans l’alchimie de vos rêves.
Souné Prolongeau – Wade
Directrice de I’IFM
Le Chant de la terre
Est-ce un tracé ? Un graphisme ? Une réminiscence ? Tibari Kantour ne nous donne rien a voir Les limites, infinissables et indéfinissables, ne semblent nullement, a priori, dans Le désir de déterminer un sens ou, simplement, du sens. Tout est murmure, suggestion. A croire que l’artiste se loge derrière l’art, dans cette zone indicible où l’errance créatrice va entrer en communication, non pas avec l’œil, même le plus éduqué, le plus averti, mais avec notre âme. C’est la pourrait-on dire son lieu de parole, le lieu d’où il nous donne a entendre quelque chose. L’âme, impulsée par une nécessité intérieure dont la volonté, irrépressible bien que tout en silence, va non pas percer la toile du monde mais la faire vibrer afin de lui faire dire la tension extrême qui se ioue entre le dit et le non-dit. Kalima ; mot- phrase-discours mais aussi, au creux de la langue arabe, dans son giron, une blessure.
L’art de Beethoven est-il de l’ordre du pensable ? La surdité peut-elle faire vibrer l’énergie des univers et les organiser en sons qui restituent en nous notre part de divinité sur terre ?
Pourtant quoi de plus vrai, quoi de plus puissant !
Si l’œil écoute, la méditation nous enseigne que l’oreille voit. Certes !
Or la palpation de l’art, sa perception créatrice, n’appartiendrait-elle pas plutôt a autre chose qu’a nos organes sensitifs ? Sans entrer dans les méandres glissants de la psychologie et des principes classiques de la sublimation, l’envie me tente de soutenir que la défaillance d’un de nos sens est chaque fois la preuve, supplémentaire s’il en faut, que l’art procède d’ailleurs.
Lorsque a l’âge de 14 ans Tibari Kantour est frappé de surdité, plutôt que d’habiter et de subir la perte en lui, il entame une longue expérience intérieure.
Voir le monde c’est l’entendre a travers un long cheminement vers soi. Il erre alors, non pas a la recherche d’une chose précise a retrouver mais pour aller a l’écoute de l’origine des choses et les entendre par leurs voix propres, qui ne relèvent pas de la sensorialité ou, pour le moins, pas seulement.
Entendre est un pont entre soi et le monde. Un entre-monde qui en s’effaçant, en s’abolissant, insuffle â l’être un peu de la perception, évolutive quoique innommable, de l’essence.
C’est ce possible naissant de la perception que la peinture, cette saisie du monde par un œil intérieur, va faire affleurer a la surface.
Tibari Kantour invente son propre support; il crée et fabrique son papier qui devient le lieu singulier d’une mémoire tissée par les fils invisibles d’une expérience particulière. il s’invente une nouvelle trame du monde. Mais aussi des affects. Il crée et imagine des nouveaux codes de perception émanant d’une intériorité éprouvée et donc éveillée. D’autres chemins, d’autres sillons viendront arracher leur existence à la putréfaction des palmes.
Bananes et autres humus. Lavées a grandes eaux et séchés, ces nourritures terrestres dialogueront avec l’homme. Avec l’être. Devenues papier. Elles se font réceptacle de la mémoire des hommes mais aussi de leur oubli.
Le papier l Peut-être une des plus belles ruses de Dieu ; lorsque a la cime des civilisations notre sophistication nous laisse entendre que nous sommes enfin libérés de la nature, c’est encore la terre, l’eau et les forets qui accueillent nos illusions et, généreusement, permettent l’écriture de nos vies.
Le Papier ! Quelle plus belle allégeance la nature pouvait-elle faire a l’homme ?
C’est au creux de ce mystère que bruisse l’art de Tibari Kantour. C’est cela que nous conte et nous raconte sa poétique.
De la trame du papier a la trame de soi, dans le tremblé fragile et incessant de la matière et de la poésie du sens, quelque chose de l’essence, un brun d’essentialité, cristallisé autour de la couleur ocre, nous prévient de l’immanence de son éclosion. Du vibré du papier, de ses excroissances et ses boursouflures, comme l’enfant vient a la vie. Cette couleur. De terre et de feu, ramassée sur elle-même, se fait tantôt braise tantôt poignée de flamme et, plutôt que de jaillir, affleure a la vie a travers le souffle apaisé du papier.
je l’entends encore, a la cité des arts de Paris lorsque, désireux de se concentrer sur son travail, il retire son appareil auditif et me dit dans une expression a la fois de douleur et de dégoût :
« Ddajij. al-araj al-araj. » Devant mon étonnement il m’explique: 4: Les bruits ne sont pas distincts. le n’entends que du bruit ; qu’un chien aboie, qu’un enfant pleure ou que quelqu’un joue du piano, c’est le même bruit. C’est plus dur que de ne rien entendre. Sl l’avais su, jamais je n’aurais accepté de me faire opérer. Ces bruits me font peur je passe mon temps a sursauter. Pour travailler j’ai besoin d’être tranquille. >>
Du bruit a l’état brut ! Voila ce que la science moderne semble avoir << entendu » du chant du monde, de sa grace !
Ce chant, Tibari Kantour nous restitue un peu de son secret. Plutôt que de s’entendre, il va par la puissance de son amitié avec le silence, faire signe a la profondeur du sens, interpeller sa réalité première et primordiale, celle d’avant la parole, celle d’avant le bruit.
Ecoutons, dans l’humilité et le respect des choses premières, le chant d’une ôme, tissé sur une toile de lin et de coton.
Raiae Benchemsi
Ecrivain critique d’art
Le Maître du papier
Tibari Kantour est le maître incontesté du papier. Il a été depuis bien des années le premier et à ma connaissance le seul à ce jour à avoir introduit dans l’espace de la création esthétique chez nous une technique, un art qui sans doute repose sur une vielle et noble tradition ; tout un art plutôt qu’une simple technique qui exige toute une installation lourde, coûteuse : cuve presse et autres. Depuis tant d’années, il s’est consacré corps et âme à ses recherches marquées par des voyages, des stages, les efforts pour s’assurer toute documentation utile pour ce faire… Mais je crois qu’il y a quelque chose d’essentiel fait que Tibari est parvenu à la pleine maîtrise de son art tout au long d’un parcours, un périple lourd de significations secrètes qui ont mis un temps pour germer et s’ouvrir comme une fleur.
Dans sa maison où a été aménagé son atelier a Sidi Maâchou, loin de toute présence humaine proche, c’est le silence et dans cette pureté d’une ascèse, la méditation, hors du temps, blanche dirait-on comme ce papier qui sera marqué par son empreinte. A proprement parler, l’univers de Tibari est là, son œuvre déjà considérable et qui continue à ce jour. Une œuvre d’une originalité incontestable et qui signe un des grands moments dans l’histoire de la peinture marocaine. La découverte au sens premier et à laquelle son nom restera attaché c’est que le papier créé à la faveur de cet art qui n’est pas un simple support comme on pourrait le croire : il recèle et révèle des virtualités esthétiques insoupçonnées en tant que matière, bouleversant les idées reçues, et qui par elle-même, à l’image d’une énergie puissante travaillant dans les entrailles de l’invisible, est ce limon germinatif de la créativité esthétique.
Subtile et invisible écriture, on le voit dans la peinture de Tibari où le frémissement de cette blancheur comme les limbes d’une naissance, reçoit et anime l’intervention d’un jeu de formes, de traces, la couleur dont la dominante est l’ocre, comme une signature ponctuée de taches noires en certaines toiles. ..ll me vient à l’idée que Tibari a fait du papier, aussi inédit et même étrange que cela paraisse, l’alphabet de son écriture, tel le poète qui a recours aux mots pour écrire le poème. La subtilité de cette écriture s’affirme avec éclat dans le véritable enchantement de ces très belles compositions, ces toiles de grands formats. Ainsi Tibari lui-même explique que pour obtenir cette transparence, cette lumière a et cet espacement, il procède au marouflage de papier de soie sur la toile. J’ai été frappé de voir en ces grandes compositions des formes massives qui feraient penser parfois à des pans de rochers impressionnants et je me suis demandé si cela avait été dessiné sur la toile. Pour obtenir ces formes il déchire le papier à chaque fois qu’il le colle sur la toile. On voit là combien il est pertinent de parler d’une écriture où l’imagination fertile ludique dans sa créativité manipule le papier de soie par déchirures. Et enfin là où selon l’habitude on pense à ces fameux pigments comme recette secrète, Tibari utilise pour la couleur des encres spéciales de la gravure, obtenant ainsi la transparence et cette matérialité presque à toucher du doigt sinon du regard. Mais il est temps d’oublier toutes considérations pour vous arrêter longuement devant ces très belles toiles et laisser à vous cette pointe de plaisir d’émotion esthétique. Que Tibari soit conforté dans valeurs et remercié pour ces moments de fête pour le regard qu’il nous offre.
Edmond Amran El Maleh
Relief du temps
Comment en es-tu venu à la création ?
Ecolier déjà. Je passais mon temps durant les cours à reproduire les illustrations de mes manuels sur les bancs en formica blancs. Mon crayon glissait avec aisance sur la matière lisse à la façon d’un patineur sur la glace. Par la suite j’ai découvert les galeries d’art casablancaises ce qui m’a poussé à vouloir devenir artiste. Contre toute attente je me suis inscrit à l’école des beaux arts de Casablanca avant de poursuivre mes études supérieurs en Belgique. je tiens néanmoins à souligner que ce n’est pas la formation académique qui fait l’artiste. L’enseignement se contente uniquement d’éduquer le regard et de se frayer un chemin vers la création.
Quelle est ta démarche plastique ?
je suis avant tout un peintre car la couleur est omniprésente dans mon travail. Ma brève expérience dans la gravure m’a poussée à travailler sur la transparence et la lumière. Le support papier fait partie intégrante de mon travail et il devient à lui seul une œuvre d’art. Depuis que j’ai découvert son procédé de fabrication, qu’il soit asiatique ou occidental, mon travail a gagné en dépouillement. La blancheur rugueuse et les reliefs du papier donne à l’œuvre une dimension particulière. On m’a souvent interrogé sur ma façon de charger le bas de mes compositions. Ma réponse :<< C’est une forme d’évasion et de liberté.»
Parles-nous du cheminement de ton travail.
Je suis à cheval entre deux formes picturales : l’une est la couleur et la toile, l’autre, le papier et la matière. Se sont deux modes d’expression différents, un peu comme le chaud et le froid. La toile se travaille avec de la couleur et de l’huile alors que le papier nécessite de l’eau et de la cellulose. Mes compositions et mes discours sont à peu près les mêmes quel que soi le support que j’utilise. Quant aux résultats, je laisse aux critiques et aux regards le soin de les apprécier.
Décris-nous ton atelier.
Vous voulez dire mes ateliers car j’en ai trois qui font chacun 100 mètres carré. Le premier abrite les presses destinées à créer des travaux monotypes. Le second atelier est réservé aux machines de raffinage de la pâte à papier et à la réalisation de papiers aux dimensions variables. La cuisson des pâtes à papier se fait en plein air.
Quant au troisième espace, c’est là où je stocke mes travaux.
Quels sont tes matériaux de prédilection ?
Pour la couleur je me sers d’encres que je travaille sur des surfaces tantôt lisses ou gravées afin d’obtenir un effet lumineux.
Quant à la fabrication de mon papier j’utilise la plupart du temps du lin ou du coton pour réaliser un produit solide. Voici les bases de mon travail mais cela ne m’empêche pas de travailler avec d’autres objets afin de réaliser des empreintes et des moulages.
Par rapport à ton travail comment situes-tu cette exposition à la galerie ab ?
Ca sera ma troisième exposition individuelle à Rabat. J’y ai exposé la première fois en |989 à la galerie I’Atelier puis à Bab Rouah en 2005. J’aime accompagner les jeunes galeristes à leur début dans la grande aventure qu’est l’art. ab est une galerie dynamique et ouverte aux artistes contemporains.
Des noms d’artiste ou des rencontres qui ont influencé ton travail…
Enfant, j’étais un grand fan de Modigliani, puis, je fus très influencé durant mes études d’art par George Mathieu, peintre de l’abstraction lyrique Au bout du compte je n’aurais pas retenu grand-chose de ces deux artistes aussi différents l’un que l’autre à part qu’ils m’ont enseigné le goût de la recherche et des expériences.
Pour toi l’art…
L’art est une expression qui peut devenir un fort médium de communication. l_’art éduque et aide à vivre autrement.
Quelles sont les idées que tu défends à travers ton art?
Comme je l’ai déjà mentionné ci dessus, il existe dans mes compositions des fragments où s’expriment une forme d’évasion, de liberté, de sincérité et d’épanouissement.
Comment te situes-tu dans les courants de l’art contemporain ?
S’étiqueter soi même est une forme de suivisme orje suis un iconoclaste dans les mouvements picturaux. Quand je crée j’ai besoin de faire le vide et de me centrer sur moi-même afin de fournir un travail original.j’aime travailler en toute liberté en refusant les codes et les contraintes. Voilà pourquoi il me parait difficile de me situer dans un quelconque courant d’art contemporain.
A quelle époque aurais-tu aimé être peintre ?
je ne regrette pas de vivre à mon époque. je me sens libre d’exploiter le passé tout en ayant un langage contemporain.
Ton lien avec d’autres formes d’art. . .
Si je vous dis que j’aime la musique, vous n’a|ler pas me croire car je suis mal entendant! je ne suis pas né sourd et la musique stimule ma créativité. Peut être grâce à ses vibrations et l’évocation d’une époque où je pouvais en jouirje suis également attiré par la sculpture que j’utilise en réalisant des plâtres avec des bas reliefs en trois dimensions pour mes papiers.
Pour toi le regard des autres…
Selon moi il existe trois formes de regard : celui du profane qui demande des explications, un autre plus averti qui vibre et félicite, et enfin celui du spécialiste qui cherche à maîtriser l’approche de mon travail afin d’en informer un large public. Face au premier regard j’ai l’impression d’être un professeur qui donne une leçon sur l’art sans pour autant convaincre, quant au second il est plutôt flatteur. Pour finir, le troisième regard m’aide à mieux faire connaitre mon art.
Si tu étais une œuvre d’art. . .
je dialoguerai avec l’observateur qui aurait été capable de saisir l’âme du créateur’.
Qui es-tu ?
Tibari kantour. Un être solitaire qui vibre par vibration artistique !
Un singulier pluriel
« MONOTYPE. […] on peint directement sur une plaque métallique ou de plastique, parfois de verre, à laide d’un pinceau et de peinture à l’huile ou d’encres grasses […] puis, sans attendre que les encres sèchent, on imprime comme avec une gravure ordinaire, soit a la main en frottant le dot du papier, soit à la presse.
On ne peut guère obtenir qu’une seule bonne épreuve […] exceptionnellement on peut obtenir trois épreuves mais fort différentes. »
Dictionnaire technique de l’estampe, Albert Béguin, Paris, l’auteur, 1998
De cette définition on résume, sans peine, la nature du monotype et son sens. Relevant, néanmoins, de l’estampe, puisqu’il résulte du report sur une feuille de papier d’une image préexistante qui apparaît inversée sur l’épreuve. Le monotype, comme son nom l’indique ne trouve en aucune manière une raison dans la multiplication des tirages, à la différence des autres procédés de l’estampe qui tous partagent la cause d’une diffusion originale de l’œuvre.
C’est en fait un procédé d’impression de peinture et le plus souvent, apparaît comme une curiosité à titre expérimental.
Tibari, qui se livre régulièrement à cette activité, pousse ce sens de l’expérimentation plus loin puisqu’il ne s’arrête pas à un encrage particulier chaque fois, mais vas jusqu’au collage de matières différentes dans chaque épreuve.
L’encrage est décisif pour l’impacte sur la feuille, l’artiste mélange les couleurs à même la plaque, travail immédiat, réduit à une gestualité qui débouche inévitablement sur un effet de surprise quand la forme achevée se révèle.
Le tirage s’effectue feuille a feuille. L’encrage recommencé avec l’impression, chaque épreuve est unique. Chaque image accède à un statut d’autonomie, assumant une vie propre, incontestablement originale.
Cet intérêt pour le monotype on le comprend mieux quand on connaît la nature inventive de cet artiste astucieux, qui devant mon étonnement, me répond : – Eh oui, on n’apprend pas ça à l’école !-
Effectivement l’art n’est pas le résultat d’un enseignement, plutôt une donnée expérimentale, sa richesse étant dans la multiplicité des tentatives.
Tibari Kantour : Le language du papier
Le langage du papier
Pour ce numéro spécial dédié à Edmond Amran El Maleh, il était naturel de choisir de conunenter l’œuvre de Tibari Kantour, un de ses amis les plus proches, avec lequel il a longtemps collaboré et écrit « La malle de Sidi Maâchou » (éd. Al Manar, 1997).
L’artiste
Tibari Kantour est né en 1954 à Casablanca, il vit et travaille dans la région de Sidi Maâchou proche d’El jadida. Après avoir terminé ses études à l’école des Beaux-Arts de Casablanca en 1974, il s’oriente vers l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège en Belgique (1978) puis vers celle de Bruxelles (1980). En 1989, il se fait remarquer au concours de la Nouvelle Peinture Marocaine organisé par la Fondation Wafabank. Il expose individuellement depuis 1990, date de son exposition à la galerie L’Atelier de Rabat. Il entretient depuis lors des relations avec les maîtres du papier en Europe et en Extrême-Orient.
Figurant parmi les artistes matiéristes les plus tenaces de ces vingt dernières années, une des
particularites de Tibari Kantour est qu’il est à la fois le créateur et l’artisan de son oeuvre, s’attachant a fabriquer lui même son papier.
Le vocabulaire silencieux de Tibari Kantour
Tibari Kantour, un artiste accompli dans la maîtrise de son langage comme dans celle des matériaux utilisés dans son vocabulaire artistique.
Tibari Kantour réinvente le dessin sans jamais utiliser de crayon ni la couleur peinte. Il réinvente aussi le support, un papier qu’il fabrique lui-même,au prix de longs et fastidieux efforts, dans son atelier à Sidi Maâchou, où il s’ingénie à la manière d’un Léonard de Vinci, à construire des machines et des presses qui serviront à la fabrication de la pâte à papier ou à la gravure d’estampes.
Le papier n’est plus un support, mais une matrice prête à accueillir les gestes, les dépôts de matière, les écritures… Tout un vocabulaire fait de signes : quelques Lignes, quelques traits elliptiques épars, gravés, creusés, ou affleurant délicatement à la surface de l’œuvre ou rassemblés en touffes comme pour imiter, sans jamais la mimer, l’essence du végétal.
Tibari se sert toujours en effet de matières naturelles et organiques: doum, charbon, oeufs, coquillages,…
Sa gestualité est celle d’une nature sauvage: papier brûlés, éclats de rouille. . .Ses assemblages, des strates d’une archéologie du papier.
Débute ascétiques
Dans les premières œuvres (1980-1989),Tibari Kantour se concentre sur le papier, une pâte planche qu’il laisse macérer dans des cuves avant de la filtrer, puis de la recueillir et de L’assembler morceau par morceau, ce qui lui confère son aspect granuleux et accidentel. Il en explore les épaisseurs et la couvrante, en y inscrivant des formes en creux (incrustation de formes ovoïdes pas exemple), des inscriptions vives au feu, des traces indéchiffrables, quelques applications de matières, des écritures furtives qui semblent vouloir échapper a la pesanteur du geste.
L’espace et son double
A partir des années 90 et 2000, l’artiste explore la transparence et introduit la couleur. Il tente de dompter les opposés. Il superpose ou juxtapose plusieurs couches de papier de soie très fin sur de la toile brute. Ce geste nécessite une grande délicatesse en raison de la fragilité extrême du papier et des techniques d’encollage qui ne doivent altérer ni la transparence ni la couleur, introduite au moment du moulage du papier. Ce sont des nuances de vert jade, d’orangés flamboyants, qui forment comme les strates géologiques d’un paysage souterrain, d’une grotte ou d’une montagne.
Plus récemment, l’artiste semble creuser le sillon de la matière en profondeur, et le papier qu’il Fabrique est devenu l‘outil quasi exclusif de son répertoire. Depuis son exposition à la galerie Bab Rouah de Rabat en 2006, il ose les grands formats, s’affirme dans la couleur, Ainsi, dans les œuvres de 2008, apparaissent des épaisseurs, des reliefs comme une tentation de sculpter le vide.
En 1993, Abdelkébir Khatibi et Moulim El Amussi avançaient a propos de Tibari Kantour : «Kantour grave des traces certes illisibles mais rappellent par leurs couleurs et leurs formes, les tracés du tatouage et du henné. Son amour pour la matière ne semble pas li suffire. Ainsi, il charge ses surfaces de signes qui brouillent le propos. Il est l’un des jeunes peintres qui se font lentement une place sur la scène artistique et avec beaucoup de mérite.»
Celui-ci, alors fraîchement débarqué avec un travail ne s’apparentant à aucun autre, a continué son chemin, irréductible aux tentations narratives concentré sur le geste et la matière qui déchirent l’immensité d’un cri silencieux.