Tibari Kantour, l’enchanteur

C’est un enchantement au sens fort du mot. Une invitation au voyage. Ces paysages flamboyants, de rouge incendiaire, d’or- solaire, travaillés tourmentés de traces, de signes jouant sur toute une gamme de nuances du noir au blanc dans la transparence. Paysages d’évasion vers un ciel habité aussi de signes mystérieux. Paysages ou l’imaginaire règne, ou la sensation offre l’émotion rare d’un réel invisible. C’est une éclatante confirmation des virtualités propres au papier, dont Tibari a su élaborer, au prix de difficultés en apparence insurmontables la technique de fabrication jusque et y compris la fabrication des machines et appareils pour ce faire. Même quand il prend pour support la toile, comme c’est le cas pour les travaux exposés à Bab Rouah, sa technique n’a pas changé pour autant et donc il s’agit d’un retour à la peinture classique. Autre nouveauté, si je puis dire, Tibari, pour se mesurer à l’imposante grandeur de Bab Rouah est passé à la grande dimension. J’ai pensé qu’à l’occasion de cette exposition si riche à bien des égards, il fallait apporter quelque nouveau-né, à savoir donner la parole au peintre, donc à Tibari Kantour. Il est temps d’en finir avec des fâcheuses habitudes. La critique confisque la parole comme si le peintre n’existait pas et que, si d’aventure, il aurait été autorisé à parler, ce qu’il pourrait dire est sans valeur, seule le critique sait et juge. Nous avons réalisé en enregistré un entretien de plus d’une heure. J’ai soumis à Tibari des questions par écrit, puisque malheureusement il y a le handicap de sa surdité. En voici la substance. J’ai retranscrit les propres paroles de Tibari, telles qu’elles ont été enregistrées, moyennant quelques modifications.
E.A.: On aimerait savoir comment est née cette passion pour le papier et son évolution.

T.K.: Quand j’étais étudiant à l’école des Beaux Arts, j’ai travaillé la peinture. Ma formation c’est d’abord la peinture. Après avoir obtenu mon diplôme et une bourse pour l’étranger, je suis allé en Belgique et je me suis inscrit à l’Ecole de Liège puis Bruxelles et Mons. C’était une école où on travaillait individuellement. Par chance j’avais un professeur qui travaillait le papier. Quand j’ai découvert à l’école de Mons que je pouvais faire mon papier moi-même, c’était une grande solution, car je pouvais obtenir un papier d’une épaisseur pour la gravure que je ne trouvais pas dans le commerce. J’ai donc commencé à travailler par moi-même et alors j’ai pu contrôler l’épaisseur de ce papier. Au commencement, c’était pour en faire un support pour mes gravures. Mais en travaillant la matière, j’ai découvert que le papier au lieu d’être un support de l’oeuvre d’art, pouvait être l’oeuvre d’art lui-même. Alors je m’y suis beaucoup intéressé, j’ai commencé à étudier les techniques, la fabrication, l’histoire, ce sont les chinois qui ont inventé le papier, et ça m’a beaucoup passionné…

E.A. : Parlons maintenant de ton retour au pays de Sidi Maachou. C’est là que désormais tu vis et tu travailles. C’est presque le roman d’une vie. Au fil des années, j’ai eu le privilège d’assister et de voir comment peu à peu, avec très peu de moyens, tu as réussi à édifier des ateliers, aménagé ta maison d’une modeste simplicité. Comment, déployant des prodiges d’ingéniosité tu as pu remplacer les machines introuvables sur le marché, fabriquer enfin toute cette installation de machines et d’appareils nécessaires à la fabrication du papier. Ces détails ne doivent pas faire perdre de vue que c’est là une partie de ton travail de création artistique. Mais l’essentiel de ce qui se respire se voit et nous imprègne quand on est chez toi, c’est, par une sorte d’alchimie, entre toi et Sidi Maachou, cette terre nue, aride, habitée d’un immense silence, d’énergie formidable en ses entrailles, une poésie inouïe, entre vous deux des accords rythment les jours, le temps et l’espace.

T.K. : Quand je suis revenu, je me suis installé à Sidi Maachou ou il n’y avait qu’une petite maison entourée de champs que j’avais reçu en héritage. Il y avait beaucoup de problèmes à surmonter, en ce lieu isolé, sans électricité, ça été vraiment difficile. Les machines, comme cette pile hollandaise sont introuvables sur le marché. J’ai du alors fabriquer, bricoler tout ce matériel. Je prends la pâte à papier obtenue à partir du bois d’eucalyptus, c’est tellement dur à travailler. Il y a l’usine, mais moi je fais mes machines, mon papier. J’exprime ma pensée avec la matière. Les gens croient que je suis un technicien du papier. C’est faux. Mes connaissances sur le papier sont limitées. J e voudrais faire un stage au Japon, en Chine afin que je puisse parfaire mes connaissances profondément sur cette technique. C’est pour cela que j’ai comme projet de créer une association « Le Moulin à Papier » On peut ainsi aider des artisans, des artistes à créer de petits ateliers pour la fabrication du papier.

E.A. : A Bab Rouah, on pourra voir des oeuvres réalisées sur toile, alternant avec le papier. Est-ce un retour vers la peinture ?

T.K. : Si je travaille maintenant sur la toile aussi, ce n’est pas un retour à la peinture classique (note: sa technique reste la même sans recours à l’emploi des couleurs pour la composition sur papier comme sur toile.) Quand je travaille le papier et que j’ai des difficultés, j’arrête un peu le papier et je travaille sur toile. C’est très différent, mais j’aime bien aussi. Parce que cette différence fait bien les choses. Parfois ci, parfois là. Ensuite, avec la toile je peux faire de grands formats qu’on verra à Bab Rouah. J’aime bien le gigantesque, maintenant que j’ai une grande préférence pour la toile, il y a la transparence, parce que je ne travaille pas directement dessus, comme pour la peinture classique. J e travaille des monotypes sur des papiers de soie et puis je maroufle sur la toile, avec l’acrylique. Le résultat c’est la transparence qu’on peut obtenir avec la peinture classique. Pour la papier, c’est la blancheur de la pâte et la possibilité d’avoir des empreintes, le relief, le moulage, et beaucoup de choses. Le monotype, c’est une technique d’impression, de gravure que je travaille. Cette technique me permet de travailler pour le papier ou pour la toile. Pour la toile, je travaille sur du papier de soie très fin, très difficile à travailler, très fragile. Avec l’expérience, j’arrive à ne pas le déchirer même pour les grands formats. Et pour le papier je fais à peu près la même chose.

E.A. A l’âge de 14 ans, à la suite probablement d’une méningite, tu as été atteint de surdité, tout en conservant, grâce à Dieu, l’usage de la parole. Te refusant à être cet adolescent mutilé en quelque sorte, perdu dans l’anonymat, tu as relevé le défi, pour être aujourd’hui un grand artiste, un peintre reconnu parmi les valeurs sûres de la peinture et de la culture de notre pays. C’est un exemple admirable. Je le redis. Permets-moi de te demander comment tu vis cette situation ?

T.K. Oui, Après cette infection grave et ses conséquences, je me suis accroché. Ce serait long à raconter. J’ai commencé très tôt à aller voir des expositions. J’ai découvert les peintres, les artistes. J’ai appris à regarder les visages, les paysages puis comme vous le savez, il y eu tout le cycle de ma formation ici et en Belgique. Vous me posez la question à propos de l’opération « d’implantation » que j’ai subie à Paris, il y’a quelques années. Je ne peux pas dire que ce la a vraiment réussi. Quand je branche l’appareil j’entends beaucoup de bruits, mais je n’arrive pas à distinguer les paroles comme cela aurait dû être; alors j’enlève l’appareil, je travaille dans le silence comme avant, c’est mieux; je chante dans ma tête. Cela m’aide beaucoup. C’est pas vraiment des chansons, mais c’est quelque chose de très personnel, je ne peux le dire à haute voix, mais bon il faut pouvoir dire quelque chose, mais ça peut intervenir dans mon travail de création. Vous demandez si je suis gêné quand je suis avec des amis et que je n’entends pas la conversation. Non, quand je suis avec des amis, cela va, à condition qu’il n’y ait pas plus de trois personnes. Sinon, surtout quand il y a des gens que je ne connais pas, je suis un peu sur la touche, je suis habitué, je suis patient. Parfois cela me gêne Je me dis que c’est dommage de ne pas me faire participer à la conversation. J’ai beaucoup à dire’ mais parfois on ne le sait pas. Avec ma fille Kenza, c’est le grand bonheur. Malgré son tout jeune âge, 4 ans, elle arrive à communiquer, je la comprends parfaitement et donc nous nous parlons; elle reconnaît ma peinture même quand il s’agit de reproductions.

Il est une question d’une importance déterminante que nous avons abordée au cours de notre conversation. Elle aurait mérité d’être plus longuement développée, compte tenu des réponses de Tibari à cette question centrale. Des réponses pertinentes, réfléchies, éclairées par des références constantes à l’évolution de son travail de création artistique. Dans le brouhaha des vernissages, au milieu des embrassades, des congratulations, le thé et les gâteaux, on pourrait parier que l’oeuvre peinte, les toiles exposées, la peinture pour elle-même disparaissent au prix d’un regard, d’un parcours superficiel. Cette myopie courante se termine en jugement sans appel: on dira rien de nouveau sous le soleil de Bab Rouah. Or, et Tibari pose la question avec véhémence, c’est quoi le changement ? sauter d’une technique à l’autre pour donner l’illusion du nouveau, être aveugle à l’évolution, vivante de l’oeuvre, les tensions, de la recherche, avec nuances infimes, subtiles, ses retournements, ses échecs. Et pourtant, c’est le secret, le coeur intime de la créativité. Voir la peinture, s’y arrêter longuement, la méditer, ce n’est pas un exercice intellectuel. Il n’y a là aucune clé, aucune recette. C’est sous le signe de l’incertitude, d’une certaine grâce chercher à s’ouvrir un chemin, établir avec le tableau qui s’offre à vous, une relation vivante et cette étincelle d’une émotion singulière, faite de plaisir et d’un enrichissement particulier.
E.A. El Maleh
Rabat, le 12 Décembre 2005